

A quoi tient cette évolution ?
P. B.
: J’ai peu à peu pris conscience du côté sombre de Debussy, qui m’avait échappé
quand j’étais jeune. Une angoisse sous-jacente y est sans cesse présente. Dans
Ce
qu’a vu le vent d’ouest
cette angoisse explose véritablement.
Masque
s est une pièce
très noire aussi.
Des pas sur la neige
en offre un autre aspect saisissant. Mais je me
suis rendu compte que des œuvres beaucoup plus lumineuses portent aussi en
elles un fond d’angoisse qui affleure parfois, un peu comme une bulle montée des
profondeurs qui viendrait troubler la surface de l’eau. J’ai commencé àm’interroger,
à essayer de comprendre pourquoi cela me touchait autant, et j’ai compris que la
vision émerveillée qu’a Debussy de la nature, de la lumière, du vent, dumouvement
des nuages porte en elle l’angoisse car elle est conscience de la fugacité, de
l’impermanence des choses. Tout est fragile, tout passe ; et chacun d’entre nous
n’est qu’un témoin éphémère de la beauté du monde…
Quelles sont les conséquences de cette perception sur le langage
de Debussy ?
P. B.
: Elle constitue l’une des clefs de son travail sur le temps musical. Elle permet
de comprendre le besoin de liberté du compositeur, sa manière de casser les
codes, de s’affranchir des règles du système tonal – qu’il ne rejette toutefois pas
en bloc. L’écriture de Debussy est un moyen d’exprimer ce positionnement par
rapport au temps qui passe. Dans le système tonal traditionnel (je pense là aux
règles harmoniques aussi bien qu’à leur incidence sur la forme), on trouve des
repères chronologiques, des balises « confortables » pour l’auditeur, qui procurent
la sensation d’un certain ancrage, d’une certaine prise sur les choses. Avec Debussy
on la perd totalement et l’homme se retrouve placé face à sa condition : le temps
s’écoule, lui file entre les doigts, sans qu’il y puisse rien. L’homme ne fait que passer
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