

16 BRAHMS_L'ŒUVRE POUR PIANO SEUL
Comme Minerve
surgissant toute armée
de la tête de Jupiter
Je pensais que devait apparaître soudain quelqu’un qui serait appelé à traduire
d’une façon idéale la plus haute expression de l’époque, qui nous apporterait sa
maîtrise, non par un développement progressif de ses facultés, mais par un bond
soudain, comme Minerve surgissant toute armée de la tête de Jupiter. Et il est
arrivé, cet homme au sang jeune, autour du berceau de qui les Grâces et les Héros
ont veillé. Il a nom Johannes Brahms. (…) À peine assis au piano, il commença de
nous découvrir de merveilleux pays. Il nous entraîna dans des régions de plus en plus
enchantées. Son jeu, en outre, est absolument génial; il transforme le piano en un
orchestre aux voix tour à tour exultantes et gémissantes. Ce furent des sonates, ou
plutôt des symphonies déguisées; des chants dont on saisissait la poésie sans même
connaître les paroles, tout imprégnés d’un profond sens mélodique; de simples pièces
pour piano tantôt démoniaques, tantôt de l’aspect le plus gracieux, chaque œuvre
si différente des autres que chacune paraissait couler d’une autre source. Et alors
il semblait qu’il eut, tel un torrent tumultueux, tout réuni en une même cataracte,
un pacifique arc-en-ciel brillant au-dessus de ses flots écumants, tandis que des
papillons folâtrent sur ses berges et que l’on entend le chant des rossignols.